Chiffres des campagnes de régularisation au Maroc : entre ambiguïté et ambivalence

Mehdi Azdem, chercheur indépendant en communication et ingénierie culturelle & Abdeslam Ziou Ziou, chercheur et consultant indépendant en arts et culture (Casablanca, Maroc), 11 décembre 2023

Dans le cadre de la Stratégie Nationale de l’Immigration et de l’Asile (SNIA), deux campagnes de régularisation des migrants et des réfugiés ont été mises en place entre 2014 et 2017.

La sincérité mène à l'exactitude, Gao Xingjian

Introduction

Dans le cadre de la Stratégie Nationale de l’Immigration et de l’Asile (SNIA), deux campagnes de régularisation des migrants et des réfugiés ont été mises en place entre 2014 et 2017. Plusieurs entités publiques et internationales avancent des chiffres différents les uns des autres, sur ces deux campagnes, dont l’objectif est de délivrer des cartes de séjour aux étrangers sur le territoire marocain. Nous essayerons de répondre aux questions ci-dessous afin de comprendre les discours autour de ces deux vagues de régularisation et de nuancer les chiffres communiqués – sur les migrants subsahariens – pour discerner l’impact pratique de ces campagnes sur la situation migratoire au Maroc.

Nos interrogations se s’articulent comme suit :

  1. Quelles sont les différentes sources d’informations ? et pourquoi cette différenciation dans les chiffres des deux vagues de régularisation ?
  2. Quels sont les profils de migrants et de réfugiés qui ont bénéficié de la carte de séjour entre 2014 et 2016/2017 ?
  3. De combien de migrants subsahariens parle-t-on dans le cadre des deux campagnes de régularisation ?

L’enjeux des chiffres des deux campagnes de régularisation au Maroc :

Première campagne de régularisation (2014)

À la suite de la mise en œuvre de la SNIA, la première action concrète de cette stratégie a été l’opérationnalisation de la campagne de régularisation en 2014. Cette activité s’est déroulée entre janvier et décembre 2014 et qui s’est achevée avec l’octroi de milliers de cartes de séjour aux étrangers au Maroc. En février 2015, le président du Conseil National des Droits de l’Homme CNDH a annoncé que 27 130 demandes ont été déposées auprès des bureaux des étrangers et que 16 180 ont reçu des réponses favorables[1], alors que le ministre délégué à l’Intérieur a annoncé lors d’une conférence de presse tenue le 9 février 2015, que 17 916 demandes ont été acceptées sur un total de 27 332 demandes déposées[2]. Quelques mois plus tard, le ministre de l’époque, en charge de la migration et de la politique africaine, annonçait la régularisation de 18 694 personnes (sans la prise en compte des régularisés après les recours) en septembre 2015[3].

Aujourd’hui, nous retrouvons d’autres chiffres sur le site web officiel du Ministère en charge de la migration[4]. Il indique que cette première campagne a permis de donner une suite favorable à 23 056 demandes sur les 27 649 déposées, soit un taux de régularisation de 83,53%[5]. Cette inexactitude des chiffres crée un malaise dans le traitement des cas de régularisation, car au-delà de l’aspect quantitatif, il est question aussi de faire un rapprochement sur les nationalités des bénéficiaires de la régularisation administrative de leur statut ; migrants soient-ils ou réfugiés.

D’après les informations du ministère des Affaires Étrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains Résidant à l’Étranger[6], nous retrouvons – en tête de liste des personnes régularisées[7] - les Syriens (23%), les Sénégalais (21%), les Congolais (11%) puis d’autres nationalités – Mauritaniens, Libériens, Libyens, Egyptiens, Guinéens, etc. – représentant 1% ou 2% de public cible de la régularisation.

Selon le portail officiel du Royaume du Maroc[8], le nombre total des nationalités ayant bénéficié de cette première opération s’élève à 118 nationalités. Le rapport du GADEM (Groupe Antiraciste de Défense et d’accompagnement des Étrangers et Migrants) et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, intitulé « Maroc entre rafles et régularisations, bilan d’une politique migratoire indécise »[9] datant de mars 2015 indique des pourcentages différents de ceux affichés sur le site web du Ministère. Il puise ces sources de données d’une déclaration officielle[10] du ministre des Affaires migratoires, qui dit que les Sénégalais (27%) sont à la tête de cette opération, suivi des Syriens (18,4%) et des Congolais (5,8%)[11].

Le rapport de l’Association Marocaine d’Études et de Recherches sur les Migrations (AMERM) et la Fondation Population, Migration et Environnement (PME), intitulé « La politique d’immigration. Un jalon de la politique africaine du Maroc ? Cas de la régularisation des migrants subsahariens »[12] fournit de nouveaux chiffres émanant du ministère de l’intérieur. Les Sénégalais arrivent en premier rang des migrants subsahariens ayant déposé́ une demande de régularisation. En effet, ils représentent 24 % du total des demandes déposées, suivis par les Syriens (19 %) et les Congolais (4,90 %)[13].

Cette campagne de régularisation a été caractérisée une présence des migrants subsahariens qui représentent plus de 13 000 sur 27 000 dossiers de régularisation, soit environ 50 % du nombre total des dossiers déposés[14]. Malgré ces efforts, les migrants subsahariens continuent à se faire déplacer de force sur le territoire marocain. En février 2015, les militaires marocains ont effectué un raid dans les forêts entourant l'enclave espagnole de Melilla, arrêtant environ 1 200 personnes qui ont ensuite été déplacées vers le centre et le sud du Maroc.

Deuxième campagne de régularisation (2016/2017)

Le 12 décembre 2016, le roi Mohammed VI annonçait le lancement d’une nouvelle campagne de régularisation de migrants irréguliers. Le 8 mars 2017, le ministre chargé de la migration à l’époque révélait que 18.281 demandes de régularisation d’étrangers en situation irrégulière avaient été déposées au niveau national[15]. Selon le CNDH[16], 28 400 dossiers déposés de 113 nationalités (entre le 15/12/2016 et 31/12/2017) avec un taux de régularisation dépassant les 90% des demandes.

L’étude de Sara Benjelloun[17], nous dévoile que cette deuxième vague a permis à 23 096 personnes l’octroi des cartes d’immatriculation délivrées sur un total de 27 649 demandes de régularisation.

En croisant les données fournies par le CNDH (plus de 27 000 demandes déposées et un taux de régularisation de 92 %). On peut déduire que ce sont plus ou moins 25 000 personnes qui ont été régularisées, soit davantage que le chiffre annoncé par le MCMREAM[18].

A la date du 5 octobre 2017, 24 367 demandes de régularisation ont été déposées par des migrants en situation irrégulière dans 70 provinces et préfectures du Royaume. Ces demandes ont été déposées principalement par des ressortissants du Sénégal (24%), de Côte d’Ivoire (18%), de Syrie (7%), de Guinée Conakry (6%) et du Cameroun (6%). Les demandes rejetées seront examinées par la Commission nationale de recours présidée par le Conseil National des Droits de l’Homme[19].

En effet, la question de la régularisation des migrants et des réfugiés entre les deux opérations de 2014 et 2016/2017 ont permis à plus de 50 000 personnes de justifier d’un statut légal sur le territoire marocain. Le problème réside dans le renouvellement de ce titre de séjour puisque ces campagnes se basent sur un accord interministériel et non sur une loi organique. Comme nous le démontre une des personnes interviewées – journaliste – dans le cadre de cette étude : « Nous avons rencontré beaucoup des problèmes, par exemple les migrants qui ont eu une régularisation en 2014 et en 2016. 50 000 personnes rencontrent un grand problème, ils ne veulent pas leur renouveler leurs papiers, pour la simple raison, parce que ces gens, quand ils ont régularisé la situation de ces migrants, ils se sont basés sur un accord du ministère de l’intérieur et di ministère de la migration, c’est un accord qui ne peut pas être considéré comme loi ».

Elle rajoute que les autorités et les politiques ne font aucune distinction entre la migration et les migrations en référence aux origines des nationalités des personnes étrangères au Maroc. Ses propos sont les suivants : « Les migrants ne sont pas que les subsahariens (…), on ne parle pas d’une migration mais des migrations, par exemple, quand on prend les catégories des migrants au Maroc, on trouve ceux qui viennent d’Afrique subsaharienne. Les gens qui viennent de France, Angleterre, Espagne, Algérie, Tunisie, Yémen, Palestine…nous trouvons une mosaïque. D’après le ministère de l’intérieur, la régularisation de 2014 et 2016, on trouve 113 nationalités ; dont 17 nationalités d’Afrique subsaharienne (…) La SNIA, c’est que pour les subsahariens, parce que selon le ministère de l’intérieur toujours, les autres ne posent pas de problème ».

Conclusion

À la suite des deux vagues de régularisation qui ont profité aux 50 000 personnes, pourrions-nous juger que cette action a pu aider ces migrants dans leur quotidien au Maroc ?

Si l’on se base sur les chiffres du dernier recensement général des habitants au Maroc datant de 2014, le nombre de personnes étrangères résidentes au Maroc été de 82 206[20], soit à 0,24% de la population marocaine qui était de 33 760 000. Le nombre de migrants subsahariens en situation irrégulières ayant demandé la régularisation de leur statut en 2014 était de 13 000 personnes (soit 0,04% de la population marocaine). Ces chiffres restent relativement très faibles par rapport aux tentatives de passage des migrants – à travers l’ensemble des pays de la Méditerranée – vers l’Europe qui s’élevaient à 207 000 tentatives en 2014.

Une enquête nationale sur la migration forcée au Maroc publiée par le Haut-Commissariat au Plan HCP en 2021, nous informe que plus d’un migrant sur trois (31,9%) est au courant des campagnes menées par le Maroc pour régulariser leur situation, un peu plus parmi les réfugiés (37,9%) que parmi les autres migrants (29,7%). La connaissance de l’existence de ces campagnes de régularisation est la plus répandue parmi les migrants originaires de la République Démocratique du Congo (41,2%) et la moins courante parmi ceux issus de la Guinée (22%)[21].

Plusieurs facteurs ont permis la régularisation ou pas des migrants et des réfugiés au Maroc entre 2014 et 2017. Aujourd’hui, les anciens détenteurs de la carte de séjour peinent toujours à renouveler leur titre malgré tous les efforts déployés par l’ensemble des parties prenantes de la SNIA.


Annexe 1 :

Répartition par nationalité des personnes régularisées lors de la première campagne

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Source : ministère des Affaires Étrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains

Résidant à l’Étranger

Annexe 2 :

Répartition par nationalité des personnes régularisées lors de la première campagne

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Sources : CNDH et déclaration de M. le ministre des Affaires migratoires devant la chambre des représentants en date du 2 décembre 2014.

Annexe 3 :

Répartition par nationalité des demandes déposées par les migrants irréguliers lors de la première campagne.

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Bibliographie

Moha Ennaji, Jean-Marie Simon, Vivre ensemble au Maroc, 2018.

Sara Benjelloun, “Chapitre I : Nouvelle Politique Migratoire Et Opérations De Régularisation. Dans “La Nouvelle

Politique Migratoire Marocaine.” La nouvelle Politique Migratoire”, 2017.


[1] https://www.jeuneafrique.com/133986/societe/maroc-ceuta-et-melilla-les-migrants-pris-au-pi-ge/

[2] Ibid

[3] Ibid

[4] Ministère des Affaires Étrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains Résidant à l’Étranger.

[5] https://marocainsdumonde.gov.ma/operations-de-regularisation/

[6] Ibid

[7] Voir Annexe 1 : Répartition par nationalité des personnes régularisées lors de la première campagne

[8]https://www.maroc.ma/fr/node/20187#:~:text=La%20r%C3%A9gion%20Rabat%2DSal%C3%A9%2DZemmour,avec%202686%20(9.83%20pc).

[9] https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_maroc_migration_fr.pdf

[10] CNDH et déclaration de M. le ministre des Affaires migratoires devant la chambre des représentants en date du 2 décembre 2014.

[11] Annexe 2 : Répartition par nationalité des personnes régularisées lors de la première campagne

[12] http://www.abhatoo.net.ma/maalama-textuelle/developpement-economique-et-social/developpement-social/demographie/migration-interieure/la-politique-d-immigration-un-jalon-de-la-politique-africaine-du-maroc-cas-de-la-re-gularisation-des-migrants-subsahariens

[13] Annexe 3 : Répartition par nationalité des demandes déposées par les migrants irréguliers lors de la première campagne

[14] http://www.abhatoo.net.ma/maalama-textuelle/developpement-economique-et-social/developpement-social/demographie/migration-interieure/la-politique-d-immigration-un-jalon-de-la-politique-africaine-du-maroc-cas-de-la-re-gularisation-des-migrants-subsahariens p.22

[15] https://telquel.ma/2017/04/17/deuxieme-campagne-regularistaion-migrants-en-on_1543585

[16] Moha Ennaji, Jean-Marie Simon, Vivre ensemble au Maroc, 2018, p.103

[17] Sara Benjelloun, “Chapitre I : Nouvelle Politique Migratoire Et Opérations De Régularisation. Dans “La Nouvelle Politique Migratoire Marocaine.” La nouvelle Politique Migratoire”, 2017, p.51.

[18] Ministre Chargé des Marocains Résidant à l'Étranger et des Affaires de la Migration

[19] https://marocainsdumonde.gov.ma/ewhatisi/2018/03/POLITIQUE-NATIONALE_Rapport-2017.pdf

[20] Haut-Commissariat au plan (2014) : https://www.hcp.ma/Recensement-population-RGPH-2014_a2941.html

[21] https://www.hcp.ma/Note-sur-les-resultats-de-l-enquete-nationale-sur-la-migration-forcee-de-2021_a2715.html, p.145

23 février 2024 16:18

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