Mix City et "Bhal Bhal"
Dounia Benslimane (Racines aisbl, 16 octobre 2020
espace public discrimination Maroc racisme diversite cultrelle migrants subsahariens au Maroc theatre theatre de l'opime migrants plaidoyerL’espace public et le théâtre pour promouvoir la diversité au Maroc
En 2015, Racines[1], The Minority Globe[2] et le Théâtre de l'opprimé de Casablanca[3] ont répondu ensemble à un appel à projets pour la région Afrique du Nord & Moyen-Orient, intitulé “Drama, diversity and development”, mis en oeuvre par un consortium mené par Minority Rights Group International, dans le cadre du programme MedCulture de l’Union européenne. Nous avions choisi de proposer une action qui visait à offrir aux migrants subsahariens au Maroc un espace d’expression, à travers les techniques du théâtre de l’opprimé, afin de sensibiliser la société marocaine aux problèmes de cette minorité et briser les préjugés et les stéréotypes à son égard. Nous avions intitulé notre projet “Mix City”. Un jeu de mots pour désigner la mixité qui serait promue par les activités et l’intervention prévue dans l’espace public urbain.
La mise en oeuvre de Mix City s’est déroulée en plusieurs étapes, et le projet a par la suite connu de nombreux rebondissements inattendus !
L’activité principale de Mix City était de produire une pièce de théâtre-forum et de réaliser une tournée dans six villes marocaines où se trouve une importante communauté de migrants. Notre choix initial s’est donc porté sur Casablanca (capitale économique), Nador (région Orientale), Fès (Centre), Tanger (Nord), Rabat (capitale administrative) et Agadir (Sud).
Le projet a commencé par un casting qui nous a permis de sélectionner dix artistes (comédiens et musiciens), professionnels et amateurs, cinq hommes et cinq femmes, cinq marocains et cinq subsahariens de diverses nationalités (Sénégal, Ghana, Cameroun, Nigeria et Côte d’Ivoire). Nous tenions à ce que le critère de mixité soit respecté y compris dans la composition de la compagnie qui porterait le projet artistique. La deuxième étape du projet a consisté en la tenue de deux résidences artistiques d’une semaine chacune, durant lesquelles les dix artistes et le directeur artistique/metteur en scène, se sont retrouvés dans une ferme culturelle à plusieurs kilomètres de Casablanca. Les objectifs de ces résidences étaient multiples :
1- Apprendre à se connaître, tisser un lien solide de confiance et créer la cohésion au sein du groupe, pour porter ensemble le projet et se l’approprier.
2- Développer les connaissances concernant la question migratoire au Maroc, sur le plan historique, sociologique, politique...à travers des rencontres avec des experts, des témoignages, des projections de films, des lectures, etc.
3- Débattre des situations de “conflit” qui peuvent se rencontrer dans la société vis-à-vis des migrants.
4- Apprendre les techniques de jeu théâtral inspiré de la méthode d'Augusto Boal du théâtre de l’opprimé (théâtre de l’image, théâtre forum, etc.) dans le but de créer une pièce de théâtre participative qui fera intervenir activement les spectateurs.
5- Rédiger ensemble le scénario de base de la pièce de théâtre qui sera jouée dans l’espace public.
Intitulée “Bhal Bhal”, qui signifie “Tous pareils” en dialecte marocain, la pièce se déroulait en deux parties distinctes. La première, composée de trois scénettes, interprétées par les comédiens. Elles relataient chacune une situation de la vie quotidienne d’un.e migrant.e au Maroc : l’accueil d’une femme enceinte à l’hôpital, l’attitude raciste d’un chauffeur de taxi et enfin la tentative infructueuse d’inscription d’un enfant à l’école publique. Les trois scénettes étaient animées par le Joker, personnage principal de la pièce, omniprésent, qui interroge les spectateurs et les invitent à intervenir lors de la deuxième partie de la pièce (le forum). Le Joker devait encourager les spectateurs qui commentaient la pièce à prendre la place des comédiens et à essayer de résoudre la situation de conflit qu’ils avaient identifiée à leur manière, en dialoguant avec le ou les personnages. Ils passaient de la posture d’observateur du conflit à celle d’acteur du changement.
Cet été 2015, après les résidences et les répétitions, la tournée nationale pouvait commencer. La première a eu lieu à Casablanca, à la Fabrique culturelle des anciens abattoirs; une friche culturelle située dans un quartier populaire de la ville, qu’un collectif associatif avait tenté vainement de re-convertir en lieu culturel. La seconde représentation s'est également tenue à Casablanca, sur la place principale et avait tout de suite réuni près de 400 personnes. Forts de ces premiers succès, et munis à chaque fois des autorisations administratives nécessaires, nous avons entamé la tournée. A notre grande surprise, la pièce a été interdite par les autorités à Tanger, à Fès et à Nador. Les autorités de cette dernière nous avaient même signifié qu’il était inutile de nous déplacer, nous infligeant une censure préalable ! Dans les deux autres villes, les représentants des autorités locales avaient attendu que nous soyons installés, avec les comédiens, les décors et les équipements techniques, pour nous empêcher de présenter la pièce au public, qui souvent, était déjà rassemblé autour de la scène...Les communiqués de presse que nous avons publiés, et la très large couverture médiatique de cette censure à répétition, ont fini par avoir raison des interdictions. Les représentations ont repris en automne, certaines même avec le soutien du ministère de la migration qui a contribué à leur coût y compris dans des villes qui n’étaient pas planifiées initialement (Salé et Mohammedia). “Bhal Bhal” a ensuite voyagé à Tunis et a été présentée au public de la capitale dans le cadre d’un échange prévu dans le programme “Drama, diversity and development”.
La pièce “Bhal Bhal” était le livrable principal du projet Mix City qui comprenait également la formation des comédiens aux techniques du théâtre de l’opprimé et au jeu dans l’espace public, la formation de douze médiateurs socio-culturels marocains et subsahariens qui accompagnaient des associations de défense des droits des migrants, des rencontres avec les pairs de la région MENA et le développement de nouveaux partenariats avec des ONGs tunisiennes et égyptiennes.
Alors que le Maroc s’enorgueillait de la mise en place d’une politique migratoire “unique”, nous n’avons jamais réussi à comprendre les vraies raisons qui ont motivé la censure de “Bhal Bhal” ni le revirement des autorités et le soutien qu’elles ont fini par lui apporter. On nous a expliqué qu’il s’agissait “d’ordres venus d’en haut”, puis que la période était sensible, tantôt à cause de la période électorale, tantôt à cause des violents affrontements qui ont eu lieu entre les migrants et les forces de l’ordre dans certaines régions.
Toujours est-il que l’expérience de “Bhal Bhal” a été concluante et positive, à plusieurs niveaux :
1- La pièce a été jouée devant près de quatre mille personnes au Maroc augmentant la prise de conscience sur les questions de la migration, du racisme, de la discrimination et de la diversité culturelle.
2- La censure de la pièce, y compris en amont des représentations, a démontré que les libertés d’expression et de création n’étaient pas encore des acquis démocratiques ancrés dans notre pays.
3- L’ouverture du débat sur le libre accès à l'espace public en tant qu’espace d’expression citoyenne, de confrontation des idées et de démocratie s’est avérée nécessaire dans le contexte marocain de “transition démocratique”.
4- La question migratoire reste une question sensible au Maroc, dont la politique est basée sur une approche géopolitique et diplomatique, plutôt que sur une approche de droits humains, de solidarité et d’humanité.
Le combat continue, les actions de plaidoyer aussi.
Liens utiles
1ère résidence artistique : https://youtu.be/-DGqNEXsRsw
2ème résidence artistique : https://www.youtube.com/watch?v=ZKoZhbmThtY
Teaser “Bhal Bhal” : https://www.youtube.com/watch?v=n3_zAu7jFxM
“Bhal Bhal” à Nador : https://www.youtube.com/watch?v=QonH4b1ByeM&t=3s
Capsule FADAE sur l’espace public : https://www.youtube.com/watch?v=a02TNMbtvWM&t=68s
Manifeste FADAE pour l’espace public (en anglais, français et arabe) : https://www.racines.ma/sites/default/files/Fadae.pdf
[1] Association pour la culture et le développement, dont le slogan était “La culture est la solution”, dissoute en avril 2019 par le gouvernement marocain par décision de justice, pour des faits de liberté d’expression.
[2] The Minority Globe est une structure créée par un artiste immigrant ghaneéen pour défendre les droits des migrants et accompagner les artistes d’entre eux. C’est aujourd’hui une association de droit marocain basée à Casablanca.
[3] Compagnie de théâtre de l’opprimé créée à Casablanca en marge du mouvement du 20 février 2011, qui utilise l’expression théâtrale, dans l’espace public notamment, pour aborder des sujets sociaux, politiques, économiques ou culturels avec les spectateurs.
23 février 2024 16:20