Travail social et migration : point de vue d’actrices de la migration

Mehdi Azdem, independent researcher in communication and cultural engineering & Abdeslam Ziou Ziou, independent researcher and consultant in arts and culture (Casablanca, Morocco). Translated by Dounia Benslimane & Mohamed Biyjeddiguene, 11 décembre 2023

Le présent blog post présente les résultats d' un focus groupe avec quatre actrices de la migration dans la ville de Tanger travaillant auprès de la population migrante

Lors de la recherche que nous avons effectuée – cf. le rapport final publié sur le site ici – nous avons constaté l’émergence d’une catégorie de professionnelles de l’aide sociale à la migration à la suite de l’adoption en 2014 de la Stratégie Nationale d’Immigration et d’Asile (SNIA). Un groupe de personnes, majoritairement féminin, travaillant dans le domaine de la migration apparaît, suite au développement de projet sociaux financés par le ministère de l’Immigration et les organismes internationaux (Unicef, OIM, HCR). Cette catégorie d'actrices travaille dans le domaine de la migration comme chargées de projet, intervenantes sociales, assistantes sociales, éducatrices spécialisées, coordinatrices de projet, responsables de projet. Elles constituent ce que l’on appelle des travailleuses de la vulnérabilité passant d’une catégorie vulnérable à l’autre. Le concept de vulnérabilité a fait son apparition comme référentiel d’action sociale au début des années 2000, remplaçant la catégorie d’exclusion sociale jugée trop stigmatisante pour les populations cibles[1].

Ainsi, la vulnérabilité devrait être entendue comme : “ une notion universelle (chacun est potentiellement exposé), relationnelle et contextuelle (nous ne sommes vulnérables que dans un contexte donné), structurelle (nous sommes inégalement exposés à la vulnérabilité en raison de notre position dans l’espace social), individuelle (face à une même exposition, certains seront plus touchés que d’autres), potentielle (la vulnérabilité est une blessure qui peut advenir), et enfin, réversible (sur laquelle on peut donc agir)”. [2] Ce référentiel d’action a été utilisé au Maroc dans le cadre de projets sociaux financés par la coopération internationale concernant les enfants en situation de précarité, les mères célibataires, les femmes victimes de violence et dernièrement la population migrante en transit au Maroc.

Le présent blog post présente un focus groupe que nous avons eu avec quatre actrices de la migration dans la ville de Tanger travaillant auprès de la population migrante. Il a duré une heure et demie et s'est concentré sur trois thématiques principales : les trajectoires vers l’aide à la migration, les contraintes et défis rencontrés dans l’exercice de leur activité et leurs conditions de travail.

Trajectoires multiples et professionnalisation de l’aide à la migration

Sur les quatre actrices présentes lors du focus groupe, deux proviennent d’une formation en action sociale (interviewée 1 et 2). Les trajectoires de ces deux actrices sont similaires : après quatre ans d’étude soit à l’Institut National d’Action Social (INAS) ou à l’université pour un diplôme d'assistante sociale et éducatrice spécialisée, elles se professionnalisent auprès de différentes catégories de vulnérabilité lors de stages professionnels avant d’entamer un premier travail dans le milieu de la migration. Elles arrivent au domaine de l’aide à la migration grâce aux réseaux mobilisés pendant la période d’études et lors des stages professionnels (cf. tableau en annexe). Ces deux actrices ont plus tendance à parler de travail social lorsqu'elles discutent de leur activité : “ le premier cours que j'ai eu c'est que le travail social est un travail, il y a une différence entre travail social et action sociale, quand on parle d'action sociale on parle de bénévolat et de volontariat” [Interview 1].

Les deux autres actrices (interviewée 3 et 4) proviennent d’une réorientation professionnelle du milieu de l’entreprise privée au milieu associatif pour l’une, et du milieu du volontariat et de l’engagement associatif pour l’autre. Les deux actrices soulignent leur engagement pour le travail associatif comme faisant partie d’une action sociale difficile mais nécessaire : “Tu sais le travail social nécessite d'avoir un souffle, pas tout le monde pourrait exercer ce travail, il faut avoir des principes, parce que si on veut raisonner dans le travail social ce n'est pas possible, le travail social n'est pas raisonnable, il faut donner de son temps, du temps de sa famille de sa vie, être toujours joignable, mais si tu veux travailler avec des horaires précis et fermer ton téléphone à une telle heure, pour moi ce n'est pas du social” [Interview 4].

Lors du focus groupe ; il y a eu un débat important sur le degré d’engagement dans le travail entre les travailleuses sociales (1 et 2) et celles situées dans le domaine de l’action sociale (3 et 4). Le premier groupe considère leurs activités comme un travail nécessitant : “d’être cadré parce que sinon ça prend de ta vie personnelle et tu n'arrives pas à te développer dans plusieurs choses, dans ta famille…” [Interview 1]. Le deuxième groupe considère que l’engagement dans ce travail implique des inconvénients qu’il est difficile de cadrer : “ pour cadrer et limiter le travail associatif c'est un peu difficile [...] Tu ne peux pas dire que je ne vais pas répondre et je vais fixer des horaires, parce qu'il y a des urgences, et notre travail a plus de valeur dans ces cas d'urgence et plus important” [Interview 3].

La différence de point de vue s’explique par le fait que la première catégorie a été formée dans le domaine de l’aide sociale comme une situation professionnelle posant des exigences de respect d’un rythme de travail salarié. Le deuxième groupe provient du bénévolat et du mouvement associatif ce qui implique une habitude d'engagement plus ample. Néanmoins, l’ensemble des actrices s’accordent pour dire que c’est un travail qui implique une grande disponibilité et de la patience.

Les personnes interviewées s’orientent vers le domaine de la migration pour : développer leurs compétences dans le domaine du travail avec des populations vulnérables, donner du sens à leur travail par un engagement auprès d’une population extrêmement vulnérable et dans le besoin, à des fins humanitaires.

Les défis de la continuité

La première difficulté évoquée par les actrices sociales dans le cadre de leur activité professionnelle est le manque de continuité dans le travail avec la population migrante. Les situations de précarité de logement et la pression des arrestations policières font que les populations migrantes ne sont pas stabilisées dans un endroit en particulier. Ceci rend le travail avec cette population vulnérable un peu plus compliqué comme nous l’indique une des interviewées travaillant dans le domaine de la scolarisation des enfants migrants : “ je pense qu'on va se mettre tous d'accord sur cette question-là : c'est qu'il n y a pas une continuité avec les personnes migrantes, soit pour l'éducation des enfants qu'on prend en charge, soit pour les femmes avec lesquelles on travaille, c'est très difficile d'avoir une continuité des actions [...]” [Interview 4]. Une problématique s’installe dans la continuité dans le travail au niveau des démarches juridiques et/ou administratives qui sont entamées mais presque jamais finalisées. Cette situation demande une grande flexibilité des travailleurs sociaux source de frustration face au travail inachevé – par exemple, échouer dans une mise en sécurité de longue durée pour une femmes migrantes victimes de violence.

Il apparaît une contradiction dans la nature même du travail effectué : la population migrante ciblée par les projets de scolarisation des enfants ou de prises en charge de leur vulnérabilité (principalement les mères célibataires) sont en mouvement continu. Les rafles et campagnes de déplacement des populations vers le Sud du Maroc[3] entrent en contradiction avec la volonté de fixation des populations migrantes et leur intégration dans la société marocaine, objectif principal des projets développés avec les bailleurs de fonds internationaux. Les travailleurs sociaux se retrouvent au sein de ces politiques contradictoires, rendant leur travail très difficile comme nous l’indique une interviewée : “C'est très difficile, de tous les côtés, ils ne sont pas stables, comment veux-tu qu'un enfant vienne et étudie comme les marocains et il n'est pas stable ? qu’il a passé la nuit dans la rue ? ” [Interview 4].

Le rapport aux “bénéficiaires”

Une autre difficulté agit sur la nature même des prestations. Dans les projets sur lesquels elles travaillent, se sont développées de nombreuses activités dites de sensibilisation. Ces activités sont difficiles à mener car comme nous l’indique une interviewée : “parfois quand tu contactes un bénéficiaire pour une séance de sensibilisation sur une thématique donnée, il te répond qu'il en a déjà bénéficié 5 ou 6 fois déjà” [Interview 1]. Il se développe alors une relation de défiance entre la population migrante et les travailleurs sociaux. Dans ce sens-là, une actrice nous dit: “j'ai remarqué que la population migrante a des idées au préalable que cet enfant par exemple est exploité, il a travaillé avec plusieurs ONGs mais n'a pas eu une solution à son cas, au point qu'ils se disent que tant que tu travailles avec moi tu bénéficies de ma situation, alors moi aussi je dois bénéficier en termes de choses matérielles ou financières” [Interview 4]. La nature même des projets développés, qui répondent très peu aux urgences vécues par les populations migrantes en transit, instaure une relation difficile avec ceux que les travailleurs sociaux appellent les bénéficiaires. Une des interviewée nous dira dans ce sens que : "la sensibilisation ils ne la voient pas comme un plus, et pour la sensibilisation qu'ils reçoivent sur plusieurs fois, à mon avis c'est dû aux projets qui se répètent de la même manière et qu'on donne une importance à certains services et on oublie d'autres plus importants comme les papiers... Les services ne sont pas adaptés aux besoins de la population à mon avis” [Interview 1]. Les travailleuses sociales n’ont pas de marge de manœuvre dans les projets où elles travaillent. Les cadres logiques sont décidés en déconnexion avec les réalités et répondent rarement aux nécessités du terrain.

Les activités des projets se confrontent aux capacités d’agir des populations migrantes qui ont compris leur statut de “bénéficiaires”. Il et elles savent pertinemment que des associations ont besoin de leur présence pour justifier des financements obtenus et entrent dans des logiques de négociation de leur présence – surtout pour les activités dites de sensibilisation, de formation et de vivre ensemble. Les activités de scolarisation des enfants migrants ou des mineurs non accompagnés sont plus efficace s car elles ont pour effet concret d’insérer les jeunes migrants dans des activités pédagogiques journalières comme nous l’indique une interviewée : “nous avons des classes mixtes entre les migrants et les marocains, soit pour ceux qui vont passer l'examen de la 6ème année primaire ou pour ceux qui vont passer l'examen de la 3ème année collège, dernièrement on a pu faire l'adaptation des examens pour les enfants migrants pour qu'ils choisissent de passer l'examen en arabe ou en français, et il y a le cas d'un enfant qui a passé l'examen et qui a eu une bonne note grâce à ce changement” [Interview 4].

Les activités éducatives développées permettent aussi aux jeunes migrants de se doter d’espace de confiance (safe space) comme nous l’indique l’interviewée 4 : “il y a une fille qui parle très bien arabe et qui est passé dans notre centre et on l'a intégrée par la suite dans une école, elle vient souvent à l'association quand elle n'a pas de cours, et quand je lui demande pourquoi elle vient et elle ne reste pas dans son école, elle me dit non parce qu'ils m'appellent "Azia", ce qui veut dire qu'elle se sent bien chez nous et qu'elle bénéficie des activités, dans son école actuelle elle ne fait qu'étudier mais elle n'est pas intégrée contrairement à l'association” [Interview 4].

Conditions de travail et précarité

L’interviewée 1 nous dira au détour d’une phrase : “Dans chaque travail on n'est pas à 100% satisfait, mais parfois tu reçois un cas et toi même tu penses à ton loyer que tu dois payer, et cette personne à qui tu dois présenter de l'aide est dans la même situation ou presque que toi” [Interview 1]. A la question de savoir si elles avaient une protection sociale type CNSS (sécurité sociale) issue de leur activité salariée, trois interviewée sur quatre ont répondu par la négative. La durée des contrats de travail et leur type dépend beaucoup de la nature et de la durée des projets sur lesquels elles travaillent. Elles se retrouvent alors dans des situations d’instabilité et de précarité qui ont un impact certain sur leur engagement et activité. La même interviewée nous indiquera par la suite : “Pour moi j'étais déclarée en tant que salariée [...], mais après je suis passé en tant qu'auto-entrepreneur et actuellement je paye moi-même ma sécurité sociale” [Interview 1].

Une tendance est apparue lors des deux dernières années qui entraîne une précarisation accrue du milieu professionnel du travail social : la multiplication des contrats de prestation de service en tant qu’auto-entrepreneurs. Les autorités gouvernementales, dans le cadre de la loi de finance 2023, vont tenter de freiner cette salarisation déguisée en limitant la facturation auprès d’un même employeur à 80,000 MAD par an[4]. Néanmoins, dans le cadre du travail social, ceci ne va pas freiner le recours à l’auto-entrepreneur puisque les salaires sont moins importants. Une assistante sociale touche avec quelques années d’ancienneté 5,000 MAD net, ce qui fait un total annuel de 60,000 MAD, soit moins que le total à partir duquel il est interdit de facturer en tant qu'auto-entrepreneur. Il faudrait ajouter à cela que cette même personne devra cotiser à la protection sociale selon ses propres fonds (300 MAD/trimestre) soit près de 1,200 MAD par an. La salarisation déguisée par le recours à l’auto-entrepreneur rend le travail encore plus précaire, poussant à accepter les conditions difficiles de travail qui demandent une disponibilité de tous les moments.

D’ailleurs, il est apparu lors du focus groupe que les actrices qui développent le plus le discours du dévouement et de l’aide sans condition pour le travail social sont celles qui ont des revenus supplémentaires à côté de leur activité professionnelle, comme le résume une des interviewée : “ est-ce que l'indépendance financière du travailleur social influence son travail ? à votre avis est ce que le travailleur social qui dépend de son salaire est le même que celui qui a d'autres sources de revenus? Quand l’interviewée 3 expliquait elle disait que malgré que le projet finisse elle travaille toujours bénévolement dans l'association, ce qui veut dire que même si je travaille dans le social et salarié j'ai d'autres ressources, quand l’interviewée 4 dit qu'elle a son travail et mariée et a une famille cela veut dire qu'elle a une stabilité, ça veut dire que la vision du travail social est différente, quand l’interviewée 1 dit qu'elle a étudié le travail social et qu'elle aime ce qu'elle fait, elle dit que malgré ça le travail social soit cadré elle ne parle pas de l'humanitaire parce que l'humanitaire est inné en nous, mais elle pense qu'elle doit avoir une vie personnelle à côté du travail” [Interview 2].

Les conditions de travail et la précarité qu’elles entraînent, la difficulté de la continuité dans les activités et le rapport ambigu aux bénéficiaires des projets sont des caractéristiques qui ressortent du travail social auprès de la population migrante. A la question de savoir quelle motivation elles trouvent au travail malgré ces conditions, les interviewées vont unanimement répondre par la nécessité de répondre à des situations de vulnérabilité terrible que vivent cette population. L’aspect de l’engagement humanitaire et les petites satisfactions d’aider des personnes en difficultés font partie des motivations principales de travail comme nous l’indique l’interviewée 2 : “ Quand tu aimes quelque chose tu le fais en étant très content, depuis toute petite j'aimais écouter les gens parler de leurs problèmes et essayer de résoudre leurs problèmes, quand tu les résouds, tu sens que c'est ton problème qui a été résolu, quand tu aimes la chose tu es content et heureux de le faire” [Interview 2].


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[1] https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2015-2-page-10.htm

[2] Brodiez-Dolino, Axelle. « La vulnérabilité, nouvelle catégorie de l’action publique », Informations sociales, vol. 188, no. 2, 2015, pp. 10-18.

[3] https://www.gadem-asso.org/rapport-fidh-et-gadem-maroc-entre-rafles-et-regularisations-bilan-dune-politique-migratoire-indecise/

[4] https://medias24.com/2022/10/23/detourne-le-statut-de-lauto-entrepreneur-peut-servir-devasion-fiscale-le-gouvernement-reagit/

23 février 2024 16:18

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